Il n’y a pas de bureau idéal, parce qu’il y a trop de frictions, mais on peut éviter un sentiment de déréalisation en se permettant une souplesse, une forme de lâcher prise. D’où l’importance d’équilibrer son offre spatiale. C’est l’objet d’une table ronde organisée par LeLab sur la vocation du bureau. Une réalisation de Workplace Magazine en partenariat avec InSitu et Covivo.
Intervenants:
Muriel Havas, directrice real estate & facilities - BlaBlaCar
Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherche émérite - CNRS
Céline Leonardi, directrice commercialisation et design UX - Covivio
Stéphane Adnet, directeur général - InSitu
Le bureau : pourquoi en faire une destination ?
Elle donne des airs de vacances cette question… 🛫
La destination au travail, selon la définition du CNRTL, c’est l’action de destiner le lieu de production à ses usagers. Le résultat de cette action s’incarne le classiquement par le bureau.
“Ce n’est pas simplement un ajout sémantique, ni même un artifice cosmétique, ça traduit à un vrai changement de société. “ Stéphane Adnet, Directeur général In Situ.
Publié en 1896, l’article de Louis Sullivan « De la tour de bureaux artistiquement considérée » décrit l’immeuble de bureaux comme un « type parmi tous les autres types d’édifices », se résumant en une division verticale tripartite enserrant « un nombre indéfini d’étages « courants », superposés les uns aux autres, identiques les uns aux autres». 🏬
Ces bureaux ainsi divisés, nous désorientent : pas facile de s’y sentir chez soi.
Pour répondre à leur désertion, depuis que les travailleurs ont le choix entre rester à la maison et venir au bureau, certains employeurs font le pari du bureau-produit.
Pour redonner au bureau ses lettres de noblesse, ils décident de transformer leur offres de services en se calquant sur les hôtels les plus côtés. 🏖️
Dans ce contexte, il semble difficile de sortir ces lieux de leur dichotomie : entre sa vocation productive et son impulsion commerciale, le jeu d'équilibriste est pipé.
Comment faire une destination du travail, sans en faire un argument purement marketing?
Les invités de LeLab, s’accordent à dire qu’il faut concevoir un lieu en le dédiant à ses usagers, dans le sens large.
Reste encore à les motiver.
Entre les besoins des entreprises : elles s’inquiètent de l’optimisation de leurs mètres carrés, leur niveau d’attractivité, et la souplesse contractuelle qu’ils doivent désormais proposer,
et ceux des collaborateurs : ils recherchent un Hub spécial avec des solutions clés en main…
Un objectif les relie : (faire) adopter ce lieu de culture commun.
Frictions ⚡
Il n’y pas de bureau idéal ❗
Dans un environnement idéal, chacun est conscient et sensible aux besoins des uns et des autres et agit en conséquence.
Pour des questions de fonctionnement, il est important de trouver un équilibre entre les besoins individuels, ceux de l'équipe et de l'entreprise.
Pendant que les employés recherchent une solution clé en main facile à utiliser, les équipes doivent s’organiser pour travailler efficacement pendant les phases critiques du projet.
Avant que le lieu de travail ne devienne une “seconde maison”, il est possible dans un premier temps de répondre aux besoins physiologiques et neurologiques du collaborateur, afin de garantir une expérience flexible et sans couture tout au long de la journée.
Les expériences d'Elton Mayon et l'effet Hawthorne ont montré qu'en apportant de légères modifications à l'environnement de travail, telles que l'éclairage et le positionnement des machines, la productivité, entre autres, peut être augmentée.
Cela peut se traduire par des aménagement aussi modestes qu’une nouvelle couche de peinture.
Un incitation éthique, si on voudrait.
Sauf que, pour que ces aménagements soient réellement flexibles, il n’est pas techniquement possible de tout prévoir.
D’ailleurs, dans la course, c’est :
Premier arrivé, premier servi 🏃🏻♀️
“On a l’impression d’une précarité subjective. Je dirais même une précarité Spatiale.” Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherche émérite - CNRS
Pour trouver une bonne place, c’est premier arrivé, premier servi.
Quand l’entreprise y est bien préparée, elle prévoit un service de réservation de salle. C’est pourtant une friction supplémentaire à l’adoption du bureau. Entre son usage et son appropriation, c’est un effort de plus, ou de trop, demandé.
Avec ça, s’y sent-on réellement chez soi ?
D’ailleurs, entre les odeurs de nourriture, les bruits de pas et de conversation, les va-et-viens des collègues, les regards accusateurs,
l’injonction à la discipline et la bonne tenue professionnelle (se tenir droit, ne pas se curer le nez) est encore marquée.
Frontières et déréalisation 💔
Seul face à l’écran, et face à ces injonctions, le travailleur peut très vite se désengager.
Dans un cadre où, par exemple, il n’a plus de poste attribué (concept du desk-sharing, du bureau partagé), cette tendance vendue comme telle peut vite devenir aliénante.
Ne pas faire primer les individualités, c’est un choix fort en terme d’aménagements.
Et quand c’est ce parti pris qui est engagé, l’attention aux détails sera plus sévèrement jugée par les collaborateurs.
Car cela comporte des risques, notamment en terme de qualité de vie au travail (QVT).
La frontière entre espace personnel et espace impersonnel creuse l’écart entre les travailleurs.
Ils sont mis en concurrence les uns avec les autres, et chacun avec soi-même.
Une autre difficulté se fait sentir quand on met tout le monde dans le même panier. Les populations les plus faibles, plus à même de se sentir aliénés subissent ces injonctions à la discipline comme une infantilisation.
Mais puisqu’on ne peut pas plaire à tout le monde, Stéphane Adnet demande :
“Jusqu’où répondre à leurs besoins?”
Alternatives ↕️
Choisir 🪧
Les collaborateurs ne viennent pas au bureau pour l’espace, mais pour la mission qui leur est attribuée.
Si le contenu de leur travail s’aligne avec leur éthique, ils resteront, peu importe qu’il y ait ou non une gamme de services élargie.
C’est ce que Muriel Havas, Directrice real estate & facilities chez BlaBlaCar, explique.
- Peser les pours et les contres : démocratie au travail, faire intervenir à chaque décision, élire des représentants
- S’assurer de la cohérence entre la “vitrine d’entreprise”, c’est-à-dire ses bureaux, et les lois qui y sont appliquées.
Rappelons-nous le célèbre adage de l'architecte américain Louis Sullivan : "La forme suit toujours la fonction".
Les plans sur lesquels s’établira le lieu de productivité de votre entreprise doit être élaboré en fonction des missions et des besoins de ses travailleurs, plutôt que pour des raisons esthétiques ou superficielles.
L’autonomie face aux limitations 🙌🏻
Dans la programmation du bâtiment, une option intéressante consiste à concevoir chaque étage comme une unité indépendante, permettant ainsi une plus grande flexibilité.
Cette approche est utilisée notamment par l'entreprise BlaBlaCar, qui peut ainsi louer ou ouvrir les espaces à d'autres entreprises si besoin. Cependant, les réglementations en matière d'établissements recevant du public (ERP) limitent encore cette forme d’hybridité.
Ainsi, pour favoriser l'autonomie et l'ouverture vers l'extérieur, il est important d'établir un contrat social clair dès le départ, en définissant les règles de fonctionnement au bureau.
Pour éviter les obstacles, co-construire avec les employés pour favoriser l'implication et l'engagement de chacun dans le projet commun s’est avéré payant pour Blablacar. Et c’est au moment du recrutement que ça se passe : s'assurer que les compétences des employés correspondent bien aux missions et postes proposés, et pour que le programme de carrière soit adapté à leurs aspirations.
Laisser place à la spontanéité 🎈
De cette mutualisation, du partage des décisions entre la direction et ses employés, émerge une notion de territoire.
Et cette tendance est en bonne voie pour perdurer : intégrer le bâtiment dans son écosystème global fait partie des demandes des collaborateurs qui souhaitent davantage s’investir dans leurs quartier.
L'émergence des tiers-lieux est un élément clef de cette tendance. Elle implique :
- Des usages mixtes : des lieux utilisables par tous, des projets mutualisés.
- La concertation avec les habitants pour obtenir des projets qui répondent à leurs besoins spécifiques, notamment en matière de commerce.
- Se concentrer sur les besoins individuels et communautaires pour créer un environnement de travail équilibré et durable.
Avec cette stratégie, les événements festifs, les retrouvailles, témoins de l’adoption d’un espace par ses usagers, y deviennent spontanés.
Assumer 🧑🏻⚖️
L’espace ne se soumet pas aux modes, mais à ses usagers. Il s’approprie.
S’il est pensé comme un produit, s’il doit faire l’objet d’une campagne marketing, alors les attentes des collaborateurs seront d’autant plus sévères. Si on utilise des termes liés au bâtiment en tant que produit - consommateur, locataire, emprunteur, alors l’aspect matériel, le confort deviendront des conditions de bon équilibre. Dans ce cas, en laissant aux usager une marge de “désobéissance” saine, on lui offre la possibilité de se projeter dans son espace de travail. Un DET peut par exemple prendre le parti pris de ne pas faire d’inventaire, et laisser le mobilier voyager d’un étage à l’autre.
Si au contraire on décider de le laisser vivre de façon organique, on équilibre avec une charte solide, une politique de régulation stricte pour faire respecter les besoins individuels et communs.
Il s’agit de déplacer le Curseur de la flexibilité parmi les critères que l’entreprise aura choisir de privilégier, et assumer pleinement d’en laisser d’autres de côté.
Et il y a autant de possibilités que d’usagers.
Débat à suivre.